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GÉOPOLITIQUE – QUESTIONS INTERNATIONALES
MÉDITERRANÉE - MOYEN-ORIENT & ZONES LIMITROPHES

 

Géopolitologue, Docteure en Sociologie politique (EHESS), Chercheuse associée à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS). Membre du CA de l'iReMMo. Carole ANDRE-DESSORNES est spécialiste des Rapports de forces et Violences / Méditerranée - Moyen-Orient & zones limitrophes. Chargée d'enseignement à l'ICP, Conférencière & Formatrice en Géopolitique, également auteure de nombreux articles et ouvrages.

 

 

 

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Libres propos

Retour sur les révolutions dans les mondes arabes
 

 Une grande faille sismique traverse, aujourd’hui, le Moyen-Orient !

Pour définir ce qui se déroule sous nos yeux depuis Décembre dernier, il conviendrait de parler de Révolutions au pluriel des mondes arabes. Ce qui s’est passé en Tunisie ne peut pas être calqué sur ce qui s’est produit en Egypte. De même que la situation en Libye est fortement marquée par le tribalisme. Quant à Bahreïn, ce sont les relations entre les Chiites majoritaires et les Sunnites au pouvoir qui sont en jeu, pour ce qui est du Yémen on assiste à des enjeux tribaux et partisans… Malgré ces différences, ce qui ressort à première vue c’est qu’à l’exception de pays comme le Maroc ou la Jordanie qui ont des dirigeants quadragénaires, les régimes au pouvoir étaient, et sont encore pour certains, des Gérontocraties ; la Libye, l’Egypte, la Tunisie, le Yémen, Bahreïn en sont les exemples les plus emblématiques : en Libye, Kadhafi malgré le recours à la chirurgie esthétique n’efface pas le fait qu’il était là depuis 40 ans, au Yémen Ali Abdallah Saleh est au pouvoir depuis plus de 30 ans, en Egypte Moubarak dirigeait le pays d’une main de fer depuis 1981, quant à la Tunisie Ben Ali était en place depuis 1986. Ces hommes sont arrivés en fin de règne. Tous les prétextes ont été bons pour se maintenir au pouvoir y compris celui de brandir la menace islamiste et les dérives terroristes, leur assurant ainsi le soutien indéfectible des alliés occidentaux. Pour ce qui est de la Syrie, cas à part, même si Bachar Al-Assad n’est au pouvoir que depuis 2000, il n’a fait que succéder à son père Hafez Al-Assad qui lui s’est emparé du pouvoir en 1970. Mais là encore, ce qui se passe en Syrie ne peut en rien être comparé à ce qui s’est déroulé sous nos yeux depuis Décembre 2010.

Le fait nouveau avec ces mouvements révolutionnaires, c’est la disparition du vocabulaire religieux, traditionnel des Frères Musulmans, du terrain de la contestation. Ce qu’il faut souligner c’est que l’islamisme politique a bien été un échec au sens où il n’a pas pu – La République islamique d’Iran et la Monarchie islamique saoudienne exceptées – imposer un système politique Totalisant qui gérerait tous les aspects de la société en s’appuyant sur les seuls fondements de l’Islam et en refusant le pluralisme politique.

Qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, les mouvements islamistes légalistes ont été amenés à rentrer dans une logique nationaliste et politicienne, où leur idéologie se dilue ; c’est le cas des Frères Musulmans ou du Hezbollah…

Les mouvements radicaux ont occupé dans les années 1980 le champ de la contestation sociale et politique au Moyen-Orient et ont incarné la nouvelle version de l’anti-impérialisme et de l’anti-occidentalisme.

Avec la Guerre d’Afghanistan, la Guerre Iran-Irak, la Guerre civile libanaise, la Guerre civile en Algérie, la Guerre du Golfe, l’Islamisme a gagné ses titres de noblesse révolutionnaire, consacrant le thème de la guerre Sainte et glorifiant la figure du Martyr.

Les dictatures dont il est question aujourd’hui (La Tunisie mise à part) ont souvent favorisé un Islam conservateur visible mais peu politique. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réislamisation a entraîné une banalisation ainsi qu’une dépolitisation du marqueur religieux.

Une chose est certaine : nous ne sommes plus dans l’exceptionnalisme arabo-musulman si souvent mis en avant par certains experts. Les événements actuels reflètent un changement en profondeur des sociétés du Monde arabe. Ces changements sont en cours depuis longtemps, mais ils étaient occultés par les clichés tenaces que l’Occident accrochait sur le Moyen-Orient ; cliché lui-même utilisé maintes fois par des dirigeants peu scrupuleux.

 

Islamismes et Révolutions

Le Premier élément qui ressort de ces révolutions c’est la dimension nationale des soulèvements. Chaque pays concerné se réapproprie son histoire et il est à ce titre aberrant de parler « d’une Révolution arabe ». Ce fait permet d’écarter l’islamisme jihadiste qui ne s’appuie nullement sur des causes nationales mais qui n’existe qu’à travers un réseau abstrait.

Le second élément tient au fait que les Révolutions laissent ouvert un immense champ des possibles. Il est d’abord clair que l’image du président à vie a été sérieusement écornée. Les institutions existantes pourraient être réformées, sans que cela ne nécessite des changements en profondeur, à condition que les règles jusque là bafouées par les anciens Raïs soient respectées. A côté de cela, n’oublions pas qu’aujourd’hui les Frères Musulmans sont les mieux organisés socialement dans les quartiers plus défavorisés, notamment en Egypte.

Le troisième point à garder à l’esprit, c’est qu’au regard de l’histoire, les « leaders » des premiers jours sont souvent mis sur la touche. Les premiers manifestants se trouvent dépassés une fois que la révolution est faite.

Là encore, l’histoire l’a prouvé à maintes reprises : ceux qui peuvent apparaître comme les héros du jour se trouvent trahis au moment où des élections sont mises en place afin d’assurer un retour à la stabilité et un avenir possible, à l’instar de l’écrivain et politicien Lamartine, héros du printemps de 18481 qui se trouve écarté lors des élections présidentielles qui assurent alors le triomphe de Louis-Napoléon Bonaparte. -La Révolution Russe qui en 1905 est conduite par une classe bourgeoise formée de Libéraux, de Démocrates et de  socialistes, va retrouver un second souffle en 1917 et consacrer alors l’arrivée au pouvoir de Lénine. -En Iran, si l’opposition au Shah vient principalement en 1978 de la classe moyenne, cette révolution contre le Shah va souffrir d’un manque de cohésion et garantir ainsi à l’Ayatollah Khomeiny d’en reprendre les rênes et d’assurer son accession au pouvoir. Reste à savoir ce qu’il va advenir de ces révolutions et quelle place va occuper l’islamisme ?

Le quatrième fait incontesté est qu’il est clair que les plus radicaux, ceux qu’on appelle les jihadistes ont quitté la scène nationale pour le Jihad international. Ces derniers sont au Sahel (avec AQMI), au Pakistan, notamment dans la zone du Waziristân, en Irak (par exemple dans le district de Diyala)…ils sont totalement déconnectés des luttes nationales et sociales.

Al-Qaïda se trouve aujourd’hui totalement dépassé par cette lame de fond qui agite le monde arabe. Les demandes de liberté et de pluralisme politique exprimées par les populations invalident toute une partie du « pseudo-programme » d’Al-Qaïda qui, en effet, critique assez violemment toutes les formes d’expression émanant du peuple qui se feraient en dehors d’un cadre islamique et contesteraient pas là même la primauté de Dieu, voire seraient assimilées à une forme de Déicide. Autre aspect non négligeable, ces mouvements contestataires dament le pion à ces Jihadistes en rejetant des régimes autoritaires dépravés sans pour autant faire référence à l’idéologie islamiste. Ils empiètent ainsi sur ce qui fait le fond de commerce des émirs d’Al-Qaïda : lutter contre des régimes corrompus que ces derniers qualifient d’apostats. Les radicaux n’ont plus le monopole de la lutte contre la corruption, la rue s’en est emparée !

Là où Al-Qaïda peut jouer un rôle c’est en tant que perturbateur dans une zone conflictuelle où il n’y a plus de contrôle possible, ni même de sécurité. Cette situation peut se retrouver dans la partie de la Libye la plus instable actuellement – comme par exemple à Derna2, ce qui peut se révéler comme une opportunité pour ce réseau radicalisé d’infiltrer un nouveau terrain. Cette ville serait considérée comme particulièrement propice à l’émergence de recrues pour Al-Qaïda. Les groupes radicaux entendent bien tirer parti du désordre, des frustrations et du vide sécuritaire.

Dans un contexte difficile et incertain, Al-Qaïda joue sur du velours, comme c’est déjà le cas en Irak. L’inquiétude peut se porter à ce niveau mais pas au-delà.

Derrière cette violence où l’appel au Jihad permanent et la fascination du Martyre ont remplacé tout programme de construction d’une société nouvelle, il n’y a aucun programme politique, aucune revendication mis à part le retour du Grand Califat et la reconstruction de l’Oumma.

Cet islamisme radical venge les frustrations accumulées envers l’Occident « mécréant » et les « apostats ». Les disciples de Bin Laden sont les purs produits de la Globalisation et se font les défenseurs d’Oumma imaginaire et mythique.

 

La grande inconnue réside dans ce que la suite des événements nous réserve et c’est à ce niveau là que le facteur temps est déterminant.
Si au départ ces insurrections sont des échecs pour les régimes autoritaires tout autant que pour les Islamistes, ces derniers ont pour eux le fait d’être les mieux structurés, notamment en Egypte, mais aussi en Tunisie… Ils bénéficient d’une longue histoire en tant qu’organisations secrètes, avec des chefs identifiables, ce qui n’est pas le cas des mouvements contestataires. La place qu’occupent ces islamistes dits légalistes3 , traditionnels ou classiques,  selon les points de vue, n’est plus celle qu’ils occupaient dans les années 1980 et 1990. Qui plus est, les mouvements de protestation ont pris de court les islamistes. Cependant le facteur temps ne peut que jouer en leur faveur.

En Tunisie, le parti islamiste Ennahda avec Rached Ghannouchi, bien qu’il sorte de la clandestinité et compte bien reprendre pied dans la société, il n’entend pas se présenter personnellement aux élections présidentielles à venir ; il joue la prudence. Les élections législatives du 23 Octobre dernier qui ont placé Ennahda à la tête de l’Assemblée constituante montrent que ce dernier entend bien jouer un rôle capital dans l’avenir proche de la Tunisie. Pour ce qui est de l’Egypte, nul ne peut nier que la confrérie des Frères Musulmans demeure une force d’opposition importante ; à l’heure actuelle, même si, pour certains, elle ne représente pas la majorité de cette opposition, n’oublions pas que la Confrérie est reconnue légalement comme parti politique depuis fin Avril 2011 sous le nome de « Parti de la Liberté et de la Justice » et va faire son entrée sur la scène politique à travers les élections législatives qui commencent le 28 Novembre prochain. Si pour le moment on a assisté à l’irruption de nouveaux acteurs, reste que ces derniers doivent très vite s’organiser, au risque, si cela tarde trop, de laisser l’opportunité aux Frères Musulmans de jouer un rôle qui sera plus conséquent.

Le facteur temps conjugué à une forte déception de la rue face à un immobilisme, à une non-réponse aux attentes des populations, à une incapacité à stabiliser et à structurer la société ainsi qu’à réparer les injustices, peut nourrir un ressentiment déjà présent où désarroi et colère prendront le dessus et permettront à des groupes plus structurés tels que ces Frères Musulmans de reprendre à leur compte cette contestation.

Ainsi, si élections il y a, glisserait-on, non pas vers un vote religieux mais plutôt protestataire qui au final bénéficierait aux Islamistes.

L’histoire nous l’a déjà enseigné, les révolutions que nous avons observées commencent toujours de façon spontanée dans un certain désordre, avec des intentions généreuses, sans vrai leader. Du chaos émergent alors des forces capables de réorganiser la société. Ceux qui sont les plus organisés d’un point de vue cérébral prennent alors le pouvoir. La question qu’on peut se poser aujourd’hui, c’est de savoir quelles sont les forces les mieux organisées ?

Un autre fait ne peut être occulté : les leaders des Frères Musulmans se relèvent petit à petit de longues années d’exclusions violentes du jeu électoral. Leur position attentiste4 et mesurée ne signifie pas pour autant qu’ils aient rayé définitivement de leur agenda l’objectif d’arriver un jour ou l’autre au pouvoir. La relève sera assurée par la jeune garde plus moderne. Ils vont devoir s’affirmer dans le nouveau paysage électoral.

Il sera intéressant de voir de quelle manière cela se fera et qui sera en mesure d’éviter toute dérive, sans pour autant basculer dans les politiques menées ces dernières années par les anciens Raïs qui se présentaient alors comme les seuls barrages au radicalisme.

Ce dont on peut être sûr, c’est que la Révolution n’est en rien terminée, elle ne fait que commencer ! Aussi ne faudrait-il pas que cette menace islamiste soit un prétexte pour certains pays géographiquement proches d’augmenter leur budget en armement afin d’assurer leur sécurité dans une zone qu’ils définissent eux-mêmes d’épicentre de turbulences. On retomberait dans une logique du tout sécuritaire qui serait fatal et ne représenterait en rien une garantie de stabilité, bien au contraire.

 

1Le printemps de 1848 est un Grand mouvement qui agite toute l’Europe en 1848 et renverse en quelques mois le système issu du congrès de Vienne et de la chute de l’empire napoléonien (1815).

2Ville côtière de la Libye qui se situe dans la région délaissée et meurtrie par Mouammar Kadhafi. Il faut savoir que cette partie du pays a été le théâtre d’ opérations de groupes islamistes radicaux ayant appelé au Djihad en Afghanistan ou en Irak. Parmi ces groupes se trouve le GICI (Groupe islamique combattant en Libye créé en 1995). Cette organisation aujourd’hui considérée comme inactive aurait repris les armes avec un poignée d’anciens pour sa battre contre le colonel Kadhafi.

3Référence aux Frères Musulmans, créés en 1928 en Egypte par Hassan Al-Banna et qui vont faire des émules un peu partout dans le monde arabe. Ils vont petit à petit intégrer le système électoral, à l’instar du FIS en Algérie en 1988, du Hamas en 2006…

4M. Essam Al-Erian, dans une interview accordée au New-York Times le 9 Février 2011, assure qu’ils n’envisagent pas «de jouer un rôle dominant dans la transition qui vient»

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